par Agnès Terrier

Dans ses mémoires, Sarah Bernhardt distingue deux sortes d’interprètes, les comédiens et les artistes.

Les comédiens ont une voix, parfois une voix d’or, qui se suffit à elle-même et que vénèrent les consommateurs de théâtre en morceaux choisis. A l’opposé, les artistes mettent leur voix au service de l’interprétation, afin de restituer l’authenticité d’une œuvre. Tandis que les premiers agissent dans l’exhibition, les seconds travaillent dans le dévouement.

  Le public des artistes véritables se rend au théâtre pour vibrer au diapason des personnages qu’ils incarnent. Il leur sait gré de prêter voix et chair à la réalisation d’une œuvre qui, sans eux, n’existerait pas. Les artistes ont, pour leur part, l’humilité de penser qu’ils seraient peu de chose sans le répertoire auquel ils se sont voués.

Bien entendu, Sarah Bernhardt se place dans cette seconde catégorie d’interprètes, celle des artistes.

Dans le panorama lyrique français actuel, Vincent Le Texier en est indéniablement un représentant d’envergure.

Si la beauté de son timbre vocal s’impose d’emblée, magnifique comme un velours rouge sombre, sa force d’expression frappe aussitôt qu’on l’entend. Car cette voix-là ne s’élève que pour servir l’expression musicale, pour dire, avec douceur ou avec vigueur, avec tendresse ou avec âpreté. La comparaison avec un velours semble vite insuffisante : on pense plutôt à une riche tapisserie, de celles qui dépeignent d’un seul tenant le destin d’un héros.

Artiste davantage que chanteur, Vincent Le Texier l’est pour le bonheur des metteurs en scène et des chefs d’orchestre qui négligent la virtuosité et ses effets pour privilégier la sincérité expressive : Peter Brook et Peter Stein, Alain Lombard, Kent Nagano et Marc Minkowski, et bien sûr Daniel Kawka, son « frère en musique » ; sans compter les compositeurs dont il crée régulièrement des œuvres, comme Denis Levaillant, Georges Aperghis, Kaija Saariaho, Philippe Manoury ,Suzanne Giraud, ou Philippe Fénelon..

Sans doute est-ce pourquoi le rôle de Golaud, dans Pelléas et Mélisande de Debussy, paraît emblématique de la carrière de Vincent Le Texier jusqu’à aujourd’hui, ce rôle où la voix veut donner chair à l’émotion, et qu’il a incarné dans maintes productions jusqu’à en assumer la création à Moscou, Leipzig, Götteborg, Ankara, Istamboul ou Damas.

Plus artiste que simplement chanteur, Vincent Le Texier ne l’est pas devenu au sein du milieu lyrique mais l’a toujours été. Avant de découvrir sa voie/voix dans l’expression musicale, Vincent Le Texier était déjà un authentique artiste, peintre de formation et agrégé d’arts plastiques, c’est-à-dire reconnu pour son aptitude à transmettre une vérité artistique et à guider un public dans l’univers de la création.

D’abord pratiquée en amateur, la musique devient plus qu’une passion, « une certitude absolue » lorsque le jeune plasticien est admis au Conservatoire de Grenoble. Par la suite, le travail avec d’excellents musiciens sera aussi déterminant que la découverte d’un répertoire à la richesse inépuisable – car Vincent Le Texier explore avec la même gourmandise le lied et l’opéra, le baroque et le contemporain. Udo Reinemann, le premier, guide le jeune homme dans sa préparation à une nouvelle vie professionnelle, qui l’éloigne de l’enseignement sans jamais l’amener à rompre avec sa première inclination. Aujourd’hui encore, Vincent Le Texier concilie les deux activités, l’art de l’espace qu’est la peinture et l’art du temps qu’est la musique, sans jamais ressentir de contradiction. Le théâtre, auquel il s’est voué, n’est-il pas le fruit de leur union ?

La peinture a placé Vincent Le Texier sur le chemin d’une haute conception de son métier d’interprète. Plus qu’un vecteur, l’interprète contribue pleinement à la création de l’œuvre musicale puisqu’il en assure la traduction sensible. Artiste complet, Vincent Le Texier se consacre autant à la création qu’à l’interprétation, passant de l’une à l’autre et éclairant l’une par l’autre. Il questionne sans cesse son métier et sa pratique, explorant et osant tous les répertoires, d’une curiosité insatiable et dont l’exigence envers soi-même sait ménager l’indulgence envers autrui.

Des rencontres cruciales, avec des artistes ou des œuvres, jalonnent une carrière commencée en 1987, dès l’entrée à l’Ecole d’Art lyrique. Hans Hotter, qui vient y animer des master classes, devient le « modèle absolu », celui dont la sincérité transmet de façon bouleversante la vérité d’une œuvre. En 1988, une production mémorable offre à Vincent Le Texier une prise de rôle déterminante : il s’agit de chanter Golaud dans la création soviétique de Pelléas et Mélisande, au Conservatoire de Moscou, sous la baguette de Manuel Rosenthal. Bien des années après, Manuel Rosenthal louera encore l’assurance de cet « artiste complet qui n’est pas seulement un chanteur ». En 1992, la création des Impressions de Pelléas donne à Vincent Le Texier l’extraordinaire opportunité d’être guidé par Peter Brook au plus près de la justesse dramatique. Puis, deux productions exceptionnelles mobilisent pleinement Vincent Le Texier en 1995 et 1998. Elles permettent de mesurer la variété de son talent : L’Amour des trois oranges de Prokofiev, où il incarne Léandre, à l’Opéra de Lyon puis au Festival d’Aix-en-Provence, et Platée de Rameau à l’Opéra de Paris, où son Jupiter est irrésistible.

Entre Rameau et Prokofiev, Vincent Le Texier aborde ainsi tous les répertoires avec le même idéal de sincérité, que ce soit dans les rôles de démesure que sont Scarpia, Don Giovanni, Kaspar et les avatars de Méphisto (de Berlioz, Gounod, Offenbach), les rôles terriblement humains comme Wozzeck (celui de Gurlitt et celui de Berg), ou les rôles paradoxaux comme Golaud, Philippe II ou le Hollandais, où la fêlure se devine sous la démesure.

Que ce large spectre lyrique ne trompe pas : Vincent Le Texier se dévoue tout autant à la mélodie et au lied, ou encore à l’oratorio, dans son désir de toucher le public d’aujourd’hui, de lui transmettre intacte et vive une sensibilité qui s’est parfois exprimée dans un langage bien éloigné du nôtre. Que ce soit en français ou en allemand, en russe ou en italien, il s’agit pour lui de restituer l’émotion première, celle qui a mystérieusement accordé la musique aux paroles, sous la plume inspirée du compositeur.

 Vincent Le Texier en un livre, ce serait Antigone de Henry Bauchau. En un film, il choisit Printemps, été, automne, hiver et printemps de Kim Ki-duk. En un tableau, il revient toujours au Châtiment de Marsyas du Titien, exposé au Palais de l’Archevêché de Kromeriz, en République tchèque : ce satyre phrygien, maître dans l’art de la flûte et condamné à être écorché vif pour avoir défié Apollon, lui rappelle le destin du Hollandais, de Don Giovanni, de Prométhée (celui de Goethe mis en musique par Schubert puis par Wolf) et de ces humains qui se révoltent contre leur condition soumise de mortels et provoquent la puissance divine. Malgré son atrocité, cette souffrance inspire un magnifique tableau, qui devient « plus qu’une peinture car il oblige chaque spectateur à s’interroger à la fois sur la puissance d’une œuvre d’art et sur son propre regard ».

Ses rêves ? Prolonger sa quête de l’expression authentique avec Boris, Wotan, Simon Boccanegra, Barrack mais aussi Iago et Raspoutine (celui de Rautavaraa, dont il vient d’assurer la création allemande). Plonger dans les univers poétiques de Debussy et de Ravel, de Hugo Wolf et de Othmar Schoeck. Chanter La Lettera amorosa de Vivaldi et la cantate Ich habe genug de Bach. Réaliser bientôt, avec la pianiste Susan Manoff et la comédienne Rona Hartner, une version scénique du cycle de Brahms, La Belle Maguelonne. En somme, nous inviter à régénérer notre sensibilité au contact d’une beauté intemporelle. Avec, toujours, ce geste du don qui lui est propre, et qui l’amène par ailleurs à ne jamais signer ses tableaux : « L’œuvre qui touche est celle que l’on peut s’approprier. C’est aisé en peinture où l’œuvre se présente détachée de son créateur. En musique, l’interprète doit offrir cette possibilité à l’auditeur : être assez juste et sobre pour qu’il puisse faire sienne cette émotion ».

Agnès Terrier, 18 décembre 2004